Entre Afrique, Europe et monde, Cameroun et France, Manu Dibango nous lègue son généreux message d’humanité : une vie dédiée à la musique et aux autres

Terrassé par le coronavirus, Manu Dibango s’est éteint le 24 mars à 86 ans. J’avais eu le privilège de le rencontrer à Yaoundé au début de l’année 2000 alors qu’il était consacré Camerounais du siècle, en compagnie du footballeur Roger Milla. Je l’ai revu lors d’un concert en 2017 dans un village près de Béziers. Inchangé si ce n’était une démarche ralentie et quelques pauses : il emplissait la scène de son imposante stature et de son charisme empreint de jovialité et de bienveillance, affable derrière ses lunettes noires, son saxophone en bandoulière dont il tirait des sons charnus, ronds et entêtants.

« Un honnête homme, c’est un homme mêlé » (Hampâté Bâ)

Manu Dibango, né à Douala, africain de sang et de cœur, n’a cessé, sa vie durant, depuis son arrivée en France à 15 ans pour y faire ses études, de se confondre avec ce pays qui l’a adopté mais aussi avec l’Europe, voire le monde, en maintenant une fidélité charnelle avec le Cameroun et le continent. Il rencontrera dès ses premières années en France et en Belgique, d’autres Africains, Ivoiriens, Sénégalais, Togolais, Congolais, se plaisant à dire plus tard : « Avec ces premières rencontres va naître en moi un sentiment d’appartenance à une entité supranationale qui ne me quittera plus jamais. Je me demande parfois si je ne me suis pas définitivement installé en France pour continuer à être Africain. » Il aurait pu aussi répondre comme Aimé Césaire quand quelqu’un s’aventurait à lui demander comment il se voyait – Français ? Haïtien ? Martiniquais ? – : « Je suis un être humain. »  A sa façon, il dira pareil : « Je ne suis pas un griot car je ne suis pas l’homme d’un pouvoir. Je suis l’homme des hommes sur une terre que je voudrais sans frontières. » Un passeur au service de la paix et de la défense des droits, même s’il affirmait humblement : « Je me contente de faire de la musique », ajoutant « Je suis un musicien hybride, un cow-boy à cheval entre deux mondes ».

Un précurseur, un visionnaire

Infatigable, jamais à court d’idées, passionné par tous les genres musicaux, il multipliait les projets, enracinés sur l’échange et le mélange des cultures. Avec son titre emblématique « Soul Makossa », composé à l’occasion de la 8ème coupe d’Afrique des Nations à Yaoundé, il faisait naître la « world music » dès l’aube des années 1970. Entre Yaoundé, Kinshasa, Abidjan, il aura été le précurseur de la musique africaine « moderne ».

A Abidjan, il accepte en 1974 l’invitation de son ami, le président Houphouët-Boigny. Il dirigera pendant 4 ans l’orchestre de la radio-télévision nationale ivoirienne, rêvant, comme lui, d’un panafricanisme dont il constatera par la suite, la  mise en oeuvre hélas difficile. « Je m’étais dit qu’à l’ombre de mon saxo je pouvais participer à la construction d’une réalité culturelle continentale. Je pouvais sillonner l’Afrique comme jadis les peintres, les architectes et les musiciens de la Renaissance ont sillonné l’Europe pour poser les fondements d’une unité culturelle.» Fervent dans ses convictions, il regrettait la dérive d’un monde sacrifiant au veau d’or : « J’ai toujours été croyant. En Occident, plus personne ne va à l’église. On a tué Jésus une seconde fois. On ne croit plus en rien. La spiritualité qui a permis aux peuples chrétiens de bâtir des cathédrales n’est plus là »

Une reconnaissance mondiale

La reconnaissance et les honneurs n’auront pas manqué : Médaille des Arts et des Lettres par le ministre de la Culture français, Jack Lang en 1986 ; Victoire du meilleur album de musique de variétés instrumentales en 1992 en France ; artiste de l’Unesco en 2004 pour la paix par le Directeur général, Koïchiro Matsuura, « en reconnaissance de sa contribution exceptionnelle au développement des arts, de la paix et du dialogue des cultures dans le monde » ; Grand témoin de la francophonie par l’Organisation internationale de la Francophonie, mandaté pour défendre les valeurs de la francophonie aux Jeux olympiques de Rio de Janeiro au Brésil en 2016 ; Honoré en 2017 d’un Lifetime Award pour l’ensemble de sa carrière à Afrima (All Africa Music Awards) au Nigeria.

Musicien mais tout autant journaliste, écrivain, animateur de radio et de télévision, directeur d’orchestre, anthropologue, philosophe, Manu Dibango usait de sa notoriété pour ses combats : lutte contre la faim dans le monde, avec l’opération « Tam- Tam pour l’Éthiopie » en 1985, libération de Nelson Mandela en 1990, liberté d’expression, réchauffement climatique« Il ne s’intéressait pas à la politique du quotidien, clivante, violente. Il a tutoyé les pouvoirs, mais, dans l’absolu, c’était l’homme de l’universel » dit de lui son compatriote, l’écrivain Gaston Kelman, co-auteur de sa biographie Balade en saxo dans les coulisses de ma vie (2013).

Sa musique et les paroles qu’il y instillait continueront à résonner en nous. Espérons que son message fraternel sera repris par d’autres saltimbanques visionnaires d’un monde de partage. Il aura alors vaincu le mal qui l’a emporté.

Jean Dollé

 

A écouter: “Soul Makossa”

https://www.youtube.com/watch?v=ny78BCBir2Q

https://www.youtube.com/watch?v=aWK_Josc0Og

A regarder, RFI

⇒ Interview réalisée par Claudy Siar, consacrée à l’ensemble de la carrière de Manu Dibango

⇒ Manu Dibango sur RFI Musique

⇒ Un webdoc « Coup dans le rétro »