Élections présidentielles en Côte d’Ivoire du 31 octobre : dans un climat de grandes tensions, bras de fer entre l’opposition qui a les a boycottées, appelant d’ores et déjà à un gouvernement de transition et le parti au pouvoir assuré de les remporter…

Le samedi 31 octobre – premier tour de l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire – a été une journée de grandes tensions qui se poursuivent dans un pays divisé.

Les résultats préliminaires devraient être annoncés ce mardi 2 novembre.

Les partis d’opposition avaient appelé à la « désobéissance civile » par le boycott « actif » du scrutin. Des 4 candidats retenus, 3 s’opposaient au président sortant, Alassane Ouattara (RHDP) : les 2 « poids lourds », Henri Konan Bédié et Pascal Affi N’Guessan, respectivement PDCI et FPI, unis dans le boycott, n’ont donc pas mené campagne, le 3ème, Kouadio Konan Bertin, un indépendant, dissident du PDCI et pour certains, instrumentalisé par le RHDP, s’était désolidarisé d’eux. Ces derniers n’acceptent pas la candidature du président Ouattara à un 3ème mandat. Après avoir demandé son report, en l’absence d’une reprise du dialogue malgré les missions de bons offices des différents partenaires du pays, ils refusent simplement le vote.

Dans l’attente des résultats officiels, l’impasse est pour le moment totale. La journée de vote a été émaillée d’incidents, certains violents. On dénombre plusieurs morts. Les 2 parties s’arrogent le succès. Le président Ouattara devrait l’emporter amplement, les partisans de l’opposition ayant dans leur grande majorité, répondu aux consignes de boycott, appliqués de surcroît à empêcher l’accès aux bureaux de vote malgré l’important déploiement de forces de sécurité. La participation a été faible et inégale selon les régions, recoupant une ligne géographique communautaire: elle a été haute dans le nord musulman (fief du président Ouattara), réduite dans le sud. D’ores et déjà, le RHDP affirme sa victoire et met en garde contre toute tentative déstabilisatrice. De son côté, l’opposition appelle à un gouvernement de transition

Les craintes sont grandes que se reproduise alors un scénario semblable à celui des élections de 2010 où le président sortant, Laurent Gbagbo, s’était maintenu au pouvoir malgré une majorité à son opposant Alassane Ouattara, conduisant à quelque 3000 morts pendant les 6 mois qui ont suivi. Des violences ont déjà fait, au cours de la campagne, depuis août dernier, des dizaines de morts.

 

Les moments saillants de  la campagne

  • La Commission électorale indépendante (CEI) avait transmis le 3 septembre 2020, au Conseil constitutionnel pour validation les 44 dossiers de candidature reçus du 16 juillet au 31 août, la moitié (22) issus de partis ou groupements politiques, 22 d’indépendants. Ils émanent des poids lourds de la politique ivoirienne : Alassane Ouattara, 78 ans, l’actuel Président, Henri Konan Bédié, 86 ans, ancien président de la République et Président du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI, principal parti d’opposition), Guillaume Soro, l’ancien chef rebelle, ex-Premier ministre, ex-Président de l’Assemblé Nationale, Pascal Affi N’Guessan, 67 ans, ex-Premier ministre, Président du FPI, Mamadou Koulibaly, ancien président de l’Assemblée nationale et président du parti Lider, Kouadio Konan Bertin (KKB), 51 ans, dissident du PDCI, député de Port Bouet. Figurent également de récents ministres, tels Mabri Toikeusse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique jusqu’en mai dernier, président de l’UPDCI, ou Marcel Amon-Tanoh, ministre des Affaires Étrangères jusqu’en mars dernier mais aussi des inconnus.
  • Le 14 septembre, le Conseil constitutionnel rejetait 40 des 44 candidatures soumises dont celles de l’ancien président Laurent Gbagbo (en liberté conditionnelle à Bruxelles dans l’attente d’un appel formulé après son acquittement par la CPI) et de Guillaume Soro (en exil à Paris), au motif de condamnations à l’encontre de chacun, notamment pour détournement de deniers publics. 4 candidats seulement étaient donc retenusAlassane Ouattara, Henri Konan Bédié, Pascal Afi N’guessan et Kouadio Konan Bertin. Le Conseil légitimait ainsi la candidature du président Ouattara à briguer un 3ème mandat contesté par l’opposition. En effet si la constitution de la 3ème république, proclamée en 2016, limitait à 2 les mandats présidentiels (5 ans chacun), le Conseil considérait qu’il s’agissait d’un nouveau départ car ladite constitution ne mentionnait pas explicitement que les mandats brigués sous la République précédente devaient être pris en compte…
  • L’opposition, avec en tête les 2 principaux partis, PDCI (Henri Konan Bédié) et FPI (Afi Nguessan), se soulève contre cette décision et demande donc un « report » du scrutin, pour laisser participer à l’élection tous les candidats qui le souhaitent, demande restée sans réponse. Les deux candidats, Bédié et Afi N’Guessan, lancent le mot d’ordre du boycott actif par tous les moyens légaux à leur disposition. Cette déclaration de l’opposition consacre donc l’échec du dialogue politique entre les deux camps
  • Début octobre, la crise institutionnelle s’enlise un peu plus, avec la décision du deuxième vice-président de la Commission électorale indépendante (CEI), Alain Dogou, FPI, de suspendre ses activités au sein de l’organe central de l’institution. Il en est de même pour Yapi Yapo Daudet (LMP, Ligue du mouvement pour le progrès), représentant de l’opposition au sein de la commission centrale de la CEI. La CEI voit sa légitimité s’effriter encore un peu plus et son fonctionnement se gripper. Sur les quatre sièges attribués à l’opposition au sein de l’organe central, trois sont vides.
  • Le 10 octobre, au stade d’Abidjan, quelque 30 000 personnes assistent au premier grand rassemblement de l’opposition : du président Henri Konan Bédié à des représentants des grands absents de la présidentielle, Laurent Gbagbo et Guillaume Soro. L’ancien président de l’Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly, ou les anciens ministres d’Alassane Ouattara, Abdallah Albert Mabri Toikeusse et Marcel Amon Tanoh, 3 figures politiques dont les candidatures à la présidentielle ont été rejetées par le Conseil constitutionnel, étaient également présents. Cependant pas d’annonce d’envergure ni de coalition organisée et opérationnelle.
  • Du 4 au 7 octobre, une mission tripartite ad hoc – Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), Union africaine (UA) et ONU – conduite par Shirley Ayorkor Botchwey, ministre des Affaires étrangères du Ghana, Présidente en exercice du Conseil des ministres de la CEDEAO séjourne à Abidjan. Elle rencontre des représentants du pouvoir, de l’opposition, de la société civile et des membres du corps diplomatique. Elle fait part, de sa « vive préoccupation ». La mission conjointe « condamne fermement les actes de violence et les discours de haine aux relents communautaires».
  • Pour sa part, la France affirme le 14 octobre qu’elle sera « très vigilante sur la manière dont vont se passer les élections ». S’exprimant devant la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, le ministre Jean-Yves Le Drian ne s’est pas prononcé sur l’opportunité pour Alassane Ouattara de briguer un 3ème mandat : « Il y a un processus démocratique, je ne suis pas chargé d’apprécier la nouvelle constitution. Ce serait de l’ingérence. Le Président Ouattara a souhaité́ se représenter, c’est son libre choix ».
  • Henri Konan Bédié et Pascal Affi N’Guessan, maintiennent dans une déclaration conjointe, le 22 octobre, leur mot d’ordre de « désobéissance civile pour le retrait de la candidature de Alassane Ouattara » et refusent les avances du parti au pouvoir. Ils demandent à la CEDEAO  de poursuivre sa médiation.
  • Le 26 octobre un communiqué de la CEI révèle qu’un peu plus de 3 millions de personnes seulement sur 7,7 millions d’inscrits avaient retiré leurs cartes d’électeur, soit 41%. Désobéissance civile et peur des violences peuvent expliquer ce faible taux. A relativiser cependant car il était de 37%  lors de l’élection de Laurent Gbagbo en 2000. Mais retrait ne vaut pas vote, pouvait-on alors penser…
  • Dans un communiqué diffusé ce 28 octobre, la procureure de la Cour pénale internationale (CPI), Fatou Bensouda s’est dite « profondément préoccupée par les rapports publics et les informations reçues par mon bureau, faisant état d’une recrudescence de violences graves depuis plusieurs jours dans des villes » du pays. Ces actes pourraient constituer des crimes relevant de la compétence de la CPI.
  • À la veille de l’élection, le 30 octobre, l’Union européenne (UE), par son Haut-Représentant, Vice-Président Josef Borrell exprime sa plus grande inquiétude suite aux incidents violents et aux discours de haine constatés ces dernières semaines. Elle exhorte l’ensemble des acteurs politiques à faire preuve de responsabilité, de retenue et de refus de toute violence.

 

  • A l’exception du Président Bédié, les principaux candidats ou autres personnalités se sont exprimés au cours des tout derniers jours de la campagne. On retiendra en particulier, les interventions des deux derniers présidents :
    • Le Président Ouattara: Sur les antennes de RFI, le 27 octobre, il justifie sa candidature, après le décès inopiné en juillet dernier du candidat du RHDP choisi par lui, Amadou Gon Coulibaly, Premier ministre, alors qu’il avait affirmé solennellement qu’il ne se représenterait pas en mars dernier. « Ma candidature est une candidature d’urgence face à un cas de force majeure suite au décès d’Amadou Gon Coulibaly… Mon parti aurait éclaté entre ses différentes tendances…Nous qui avons plus de 70 ans, nous devons sortir du jeu politique et après l’élection je modifierai la Constitution pour balayer tous ces gens-là… Malgré le Covid-19 nous serons à pratiquement à 2 % de croissance cette année au lieu de 7 % mais dès l’année prochaine nous remonterons à ce niveau. »
    • Le Président Gbagbo accorde le 29 octobre, pour la 1ère fois publiquement depuis son arrestation en 2011, un entretien à TV5 Monde. Il appelle au dialogue : « les querelles nous amènent à un gouffre…discuter, négocier, parler ensemble », affirmant que « ce qui nous attend après le 31 octobre, c’est la catastrophe ». Pour autant, il se place clairement du côté de l’opposition, pour la raison majeure de l’inéligibilité du Président Ouattara; la loi fondamentale de la République incarnée par l’actuelle constitution établit la règle de 2 mandats présidentiels seulement. https://information.tv5monde.com/video/exclusif-laurent-gbagbo-tv5monde-ce-qui-nous-attend-c-est-la-catastophe

 

Éléments de contexte

  • Tensions ethniques : En Côte d’Ivoire, comme souvent ailleurs en Afrique, les partis politiques ont une base ethnique et que, même si ceux-ci élargissent leur assise, la dominante ethnique demeure. Depuis l’indépendance, le pays était gouverné par les Ivoiriens du sud (traditionnellement chrétiens ou animistes), ceux du nord (les Dioulas, musulmans) étant souvent en deuxième ligne dans les nominations aux postes publics et l’activité économique. Aujourd’hui, certains dénoncent une « revanche du nord », accusant le président Ouattara, le premier président musulman, de favoritisme. A l’évidence, la réconciliation ne s’est pas faite. Le pays compte près de 43 % de musulmans contre 34 % de chrétiens (recensement 2014). Mais ces chiffres ne tiennent pas compte des immigrés qui constituent un quart de la population, majoritairement musulmans et de plus en plus nombreux dans le sud, notamment dans la capitale économique Abidjan à la démographie galopante. A noter cependant une tradition d’ouverture et de tolérance religieuse, voire de mixité familiale, qui caractérise la Côte d’Ivoire, fournissant les ferments d’une coexistence pacifique.

 

  • Croissance démographique exponentielle: Dans un pays où les 3/4 de la population ont moins de 35 ans et où l’âge moyen est de 19 ans, se creuse un fossé entre un pays jeune et des candidats âgés, des rivaux qui dominent la scène politique depuis trois décennies. En Côte d’Ivoire, la jeunesse, particulièrement touchée par la pauvreté et le chômage (près de 40% des 25 millions d’habitants vivent sous le seuil de pauvreté), se juge délaissée par ses dirigeants.

 

  • Système pyramidal de pouvoir: en Côte d’Ivoire, comme souvent en Afrique, dans des sociétés encore traditionnelles, les « anciens » sont considérés comme des sages, forts de leur expérience, donc respectés et encouragés de facto à se maintenir au pouvoir. La situation actuelle en est une illustration.

 

  • Population traumatisée par la récente décennie de guerre civile: la population ivoirienne, réputée pour son pacifisme et son accueil  de nombreux étrangers, en provenance notamment de la sous-région pour répondre aux besoins de l’ambitieuse politique de développement économique lancée par son premier président, Félix Houphouët Boigny, vit encore sous le choc inattendu des années de 2000-2010 de guerre civile, dans un pays divisé en deux puis pendant plusieurs mois, gouverné  par deux présidents face à face. Il est ainsi raisonnable de penser qu’une reprise du dialogue entre les deux parties et les compromis qui en résulteraient pourraient finalement s’imposer, avec le soutien des partenaires de la Côte d’Ivoire déjà sollicités. Toutefois la surpopulation des villes et la pauvreté comme la fracture entre le peuple et ses dirigeants constituent autant d’imprévisibles détonateurs.

 

  • Une politisation extrême au détriment de l’économie et du social. Les enjeux de pouvoir ont largement occulté les programmes économiques, alors même que la pandémie Covid ralentit considérablement l’activité. Au risque de stopper la relance soutenue des années 2011-2019, avec une croissance moyenne de + 8%/an, une des plus élevées au monde, accompagnée d’investissements conséquents, en particulier d’infrastructures.

 

Moyens mis en œuvre

 

  • Opération « Barrissement de l’éléphant »: La présidence via le Conseil National de Sécurité a dépensé 5,3 millions € pour financer l’organisation de ces élections à risques et notamment le déploiement d’environ 15 000 hommes venus des casernes d’Abidjan de Bouaké et de Daloa afin d’apporter un soutien tactique. Au total plus de 35 000 représentants des forces de sécurité ont déployés pour assurer la sécurité du scrutin et des quelque 22 000 bureaux de vote répartis sur le territoire ivoirien et à l’étranger. Ces forces ont été prioritairement mobilisées en pays agni et bété, c’est-à-dire dans le sud-est, région la plus touchée par les récentes violences et considérée comme un bastion de l’opposition, et à Gagnoa, la ville de l’ouest favorable à l’ancien président Laurent Gbagbo).

 

  • Dans cet environnement tendu, près de 10 000 observateurs ivoiriens et internationaux ont été répartis dans les bureaux de vote. L’ONG ivoirienne Indigo, avec le groupe de plaidoyer PTI, qui prône le dialogue et les actions de paix, était la plus représentée avec près de 1 000 observateurs. Quelques centaines de membres des institutions internationales et régionales – Union africaine, Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest, Cour Africaine des Droits de l’homme, Union européenne, Organisation internationale de la francophonie, ambassades et Centre Carter – ont épaulé les nombreux membres de la société civile ivoirienne formés pour l’occasion. Ils n’ont pas suffi à prévenir les nombreux incidents répertoriés.

Les prochains jours et semaines seront déterminants pour le futur  du pays.

Jean Dollé